TRIBUNE

Il y a un an lorsque, après avoir décidé de créer l’Association de Lutte contre Le Commerce Illicite (ALCCI) pour sensibiliser les entreprises comme les pouvoirs publics sur l’étendue et les dommages de ce phénomène, nous avons commencé nos activités conscients que les pouvoirs publics français n’apportaient pas de réponses appropriées.   Aujourd’hui, sans crier victoire nous pouvons dire que les entreprises, les services publics et l’opinion ont commencé à se rendre compte de la réalité et de la gravité du phénomène.   Les actions que nous avons menées, les collaborations que nous avons développées avec de nombreuses organisations et institutions nationales et internationales comme l’OCDE, la DGCCRF, la Douane, la Gendarmerie, ont retenu l’attention, suscité un intérêt et soulevé un certain écho. Elles montrent que si la situation est grave elle n’est pas désespérée et que des responsables, dans tous les secteurs, se sont engagés dans la lutte contre le commerce illicite.   Le mouvement que nous appelions de nos voeux lors de la création de l’Association est à l’oeuvre.   Nous sommes déterminés à l’amplifier. L’ALCCI a vocation à mener et soutenir cette démarche en France, comme à l’international.   Alain Juillet , Hervé Pierre et Dominique Lapprand  

Le Commerce illicite en bref

Le commerce illicite se définit par la vente au public de biens et de services en violation de la loi. Il est aussi vieux que l’activité économique elle-même. Il en a accompagné toutes les étapes. Dans sa forme la plus traditionnelle, il viole le droit de propriété. Plus récemment, il s’est mis à porter atteinte aux droits protégeant le consommateur, l’environnement et plus généralement l’ordre juridique international.

Des formes traditionnelles touchant au droit de la propriété, bien appréhendées et incriminées à défaut d’être réellement réprimées

A l’image de l’économie qui, jusqu’à la fin du XIXème siècle, repose sur la propriété physique des biens échangés entre vendeur et acheteur, le commerce illicite concerne d’abord les objets volés ou obtenus par fraude. Il se développe ensuite, en portant toujours atteinte au droit relatif à la propriété.

Le commerce illicite connaît, ainsi, un premier essor à partir de la complexification de la fiscalité qui génère un trafic illicite de produits vendus sans acquittement de droits (TVA, droits de douane, taxes diverses…). Plus récemment, le commerce illicite s’amplifie sur la base de la violation des droits relatifs à la propriété intellectuelle. Il prend alors la forme de la contrefaçon de biens immatériels (logiciels, brevets) ou matériels (produits de marque). Comme par le passé, la violation de la loi dans ces deux cas passe par la détention des biens objets du commerce.

Le commerçant illicite dispose sur son collègue honnête d’un avantage de prix indiscutable. Au mieux, le produit ne lui a quasiment rien coûté (vol), au pire, il évite les taxes (contrebande, fraude fiscale) ou la charge de la conception (contrefaçon). Parce que la propriété et la fiscalité sont bien protégées par le droit pénal, la lutte contre ces formes traditionnelles du commerce illicite de produits licites peut s’appuyer sur un cadre juridique bien établi, même s’il n’est pas toujours appliqué.

Dans sa forme traditionnelle, le commerce illicite est donc, pour l’entreprise, une menace de concurrence déloyale contre laquelle il est pénalement possible de lutter.

Les formes émergentes liées aux atteintes à la protection du consommateur et de l’environnement naturel et social

Les préoccupations éthiques obligent au respect de la protection des consommateurs et de l’environnement naturel et social. Dans le premier cas, il s’agit de santé, d’hygiène et de sécurité physique. Le commerce illicite est alors celui de biens produits ou vendus, sans assurer cette protection. Dans le second cas, le commerce illicite concerne des produits liés à une activité polluante, menaçant les espèces protégées, ou encore liés aux formes actuelles d’esclavage (travail forcé, travail d’enfants) ou alimentant les conflits (diamants du sang, bois tropicaux). La violation de la loi consiste ici en un non-respect de la conformité au droit.

L’obligation de conformité n’est cependant pas uniforme. Elle relève de législations nationales, particulièrement sophistiquées dans le monde occidental, mais pas toujours harmonisées sur le plan international, régional ou bilatéral, malgré la multiplication des accords. Ainsi, le commerce d’un même produit est tantôt licite tantôt illicite, selon le lieu où l’on se trouve. La multitude de réponses et leur nature administrative traduisent une faiblesse de la globalisation que l’OMC refuse, pour l’instant, d’accepter alors que d’autres organisations internationales (OCDE, WEF…) commencent à s’en saisir.

Le risque pour l’entreprise est ici double. D’une part, le commerçant illicite dispose sur son collègue honnête d’un avantage concurrentiel de prix indiscutable. D’autre part, l’entreprise peut, malgré elle, acheter et intégrer dans son activité les produits de ces formes émergentes de commerce illicite, et ainsi se rendre involontairement complice.

Dans sa forme émergente de non-conformité, le commerce illicite est pour l’entreprise une menace de concurrence déloyale et une chausse-trappe pour son intégrité et son image. La réponse est malheureusement encore juridiquement insuffisante et politiquement balbutiante.

Le dévoiement des pratiques et règles commerciales

La complexité de l’économie et les facilités de transports et de communication assurent une mobilité des biens et une fluidité des transactions financières qui mettent en cause les pratiques commerciales et contractuelles et peuvent conduire les entreprises à perdre le contrôle du commerce des biens qu’elles produisent, vendent ou achètent. Les importations parallèles de produits authentiques leur causent un manque à gagner considérable. La participation à des schémas de blanchiment peut engager leur responsabilité. L’entreprise, acheteuse ou vendeuse, peut rentrer, à son insu, dans un processus de commerce illicite. La violation de la loi est ici celle du droit commercial.

Il s’agit d’un sujet sensible, d’une zone grise, que les entreprises peinent à appréhender clairement d’autant, qu’ici encore, l’uniformité et l’harmonisation des règles sur le plan international font défaut. Le mécanisme est ici celui du contournement des contrats et des pratiques commerciales.

Le dévoiement des pratiques et des règles commerciales est préjudiciable pour l’entreprise sur le plan économique et peut également porter atteinte à son intégrité et à son image.

Le commerce illicite complice de la criminalité et de la délinquance

Pour conclure et revenir sur la dimension criminelle du commerce illicite, il ne s’agit pas simplement de violation de la loi. Il s’agit d’une imbrication étroite du commerce illicite avec le crime organisé, pour les approvisionnements de gros, et avec la délinquance, pour la distribution de détail. Qui peut, en effet, convoyer et protéger des chargements de plusieurs containers sur plusieurs continents ? Qui peut contrôler un point de vente de rue, générant annuellement plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires ? Qui peut financer ces activités, gérer et blanchir le cash qu’elles génèrent ?

Cette relation commerce illicite-criminalité s’inverse, passant d’une logique d’offre, l’infraction alimentant le commerce, à une logique de demande, le commerce illicite suscitant l’infraction pour être alimenté. Cette inversion bouleverse l’approche juridique : le commerce illicite n’est plus un avatar du crime, il en est désormais le moteur, et à ce titre et comme le blanchiment, doit être incriminé comme tel.

Le commerce illicite investit Internet qui est un espace de transaction comme peuvent l’être la rue (vente à la sauvette), les établissements commerciaux (vente sous le comptoir) ou le voisinage (bouche à oreille). On distingue trois formes de e-commerce illicite.

Le commerce illicite du darknet

Le commerce illicite sur le darknet demande des logiciels et des procédures particulières garantissant l’anonymat des acteurs, des vendeurs comme des acheteurs. Différentes études montrent que c’est un marché annuel de plusieurs milliards de dollars impliquant de nombreux sites (les crypto-marchés) destiné davantage aux revendeurs qu’aux particuliers. Les études réalisées montrent que la majorité des échanges couvre la drogue (environ 70%), les médicaments (20%), le reste étant constitué d’un éventail allant des armes aux logiciels spécialisés de de fraude, de hacking, d’usurpation d’identité) en passant par les fichiers de données personnelles obtenus frauduleusement. Le paiement se fait selon des procédés particuliers et peut recourir à des moyens classiques de type Paypal ou recourir à des crypto monnaies.

Le commerce illicite du net

Le web classique avec des ventes de produits contrefaits, interdits à la vente, volés, non conformes…  est la forme la plus connue et la plus répandue du e-commerce illicite. La localisation des sites impliqués est difficile à établir. Le paiement peut se faire par carte de crédit, Paypal ou par d’autres moyens. La livraison se fait généralement par voie postale ou par celle des messageries expresses. L’expédition des produits peut se faire depuis l’étranger  (hors UE) avec le risque de contrôles aux frontières. Elle peut aussi être orchestrée à partir d’un entrepôt établi clandestinement en France évitant les contrôles aux frontières et en utilisant dans l’Hexagone la voie postale. Ici Des chiffres de plusieurs milliards de dollars de ventes annuelles sont avancés. (source)

Le commerce illicite dans les réseaux sociaux et les sites de vente entre particuliers

Les réseaux sociaux et les sites de petites annonces constituent le troisième espace du e-commerce. Dans ces deux cas la méthode employée est la même. Le réseau social ou le site de vente entre particuliers assure la mise en relation d’un vendeur et d’un acheteur pour le contact initial. La réalisation de la transaction et du paiement se fait ensuite sur un autre support à la différence du darknet et des sites web sur lesquels il y a unité du triptyque « contact, paiement et transaction ». Les chiffres font actuellement défaut mais interrogées, les entreprises victimes font état de cas évalués à plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de dollars. Ce phénomène est pris au sérieux par les intermédiaires comme Facebook, Le Bon Coin,  PriceMinister, Amazon, Alibaba…

Traçabilité des flux physiques : quel apport de la technologie blockchain en pratique ?

Au risque d’entrainer des désillusions, « la blockchain » n’est pas une solution universelle. D’ailleurs il n’y a pas « LA » blockchain, mais une technologie et différentes mises en œuvre. Néanmoins en tant que technologie de stockage et de partage de données, blockchain apporte des propriétés nouvelles, extrêmement intéressantes et utiles. Suivant sa mise œuvre cette technologie peut apporter une solution ou un élément de solution à une variété de problèmes complexes : les cryptomonnaies sont un cas bien connu et largement discuté ; un autre cas régulièrement évoqué est la traçabilité des supply chains ou des filières, dont une application clé est la lutte contre le commerce illicite. Pourtant ces deux cas sont radicalement différents, et pas uniquement parce que leurs finalités sont différentes : en effet blockchain se suffit à elle-même  pour les cryptomonnaies, mais ce serait une vision très naïve voire approximative que de penser qu’il en va de même dans le cas de la traçabilité des flux physiques.

La technologie blockchain permet de créer un réseau d’échange de données, sécurisé et auditable. Concrètement si la mise en œuvre est correcte, on peut échanger de l’information dans un tel réseau et tracer qui a déclaré quoi et quand ; chaque partie prenante est certaine qu’aucune information ne sera altérée ultérieurement et peut en obtenir une preuve incontestable indépendamment. Bien plus que de « confiance » c’est de responsabilisation de chaque partie prenante vis à vis des autres qu’il s’agit.

Une technologie, plusieurs typologies de déploiement

Quand on évoque la mise en œuvre de blockchain, on distingue assez traditionnellement « blockchain publique » et « blockchain privée ». Néanmoins cette dichotomie simple se révèle trompeuse car elle dissimule une variété de questions de nature différente :

  • Qui a une copie des données et peut vérifier l’intégrité du registre ?
  • Qui peut écrire de nouvelles données (sous forme de transactions insérées dans un bloc) ?
  • Combien de participants indépendants y a-t-il ?
  • Que stocke-t-on dans le registre : est-ce une information intrinsèque au registre ou la représentation de quelque chose d’extrinsèque au registre ?

Les deux premières questions sont liées à la nécessité ou non d’une authentification voire d’une autorisation préalable, soit pour lire une information dans le registre soit pour en ajouter une. La troisième question est directement liée à la sécurité du réseau, vis-à-vis de l’extérieur comme de la possibilité de manipuler l’information qu’il contient. La dernière question soulève un problème plus subtil : le lien entre la validité de l’information et sa véracité.

La «validité d’une information» c’est le fait qu’elle soit techniquement correcte et n’introduise pas d’incohérence dans le registre blockchain ; la technologie garantit en outre qu’elle n’a pas pu être modifiée a posteriori. La  «véracité»de l’information c’est le fait qu’elle représente une situation reconnue comme vraie.

Cas des actifs numériques

Bitcoin typiquement est un cas d’usage basé sur un déploiement public et anonyme utilisé pour gérer une donnée intrinsèque à cette blockchain, en l’occurrence un actif numérique auquel les membres conviennent d’accorder une valeur d’échange.

Lorsque le registre gère une information qui lui est intrinsèque il suffit que l’information soit valide pour qu’elle soit vraie, au moins « au bout d’un certain temps ». C’est ce que montre au moins empiriquement le fonctionnement de Bitcoin. Le mécanisme de « proof of work » permet de converger vers un consensus sur la suite de transactions valides depuis la création du réseau, c’est-à-dire qu’elle résulte d’enchainement de transactions depuis l’origine du réseau qui ne comprend pas de double dépense ni d’autre création « monétaire » frauduleuse. Sous des hypothèses standard il est communément admis qu’une transaction qui est âgée de plus de 6 blocs (en gros une heure) correspond à un consensus définitif, et qui ne sera plus susceptible d’être remis en cause : elle devient définitive et un des éléments de la « vérité » du réseau Bitcoin. En fait quand l’information est intrinsèque au registre il n’y a pas de différence entre validité et véracité de l’information : si l’information est valide techniquement alors elle est vraie, par définition même du registre. On est dans un système fermé, qui peut assurer son propre contrôle.

Cas de la traçabilité physique

Dans un cas d’utilisation de blockchain pour la traçabilité d’une filière, la structure de déploiement et la nature de l’information sont différentes. Comme on capte de la donnée relative à un flux industriel ou commercial (commande, approvisionnement, distribution, contrôle, etc), à priori confidentielle, on va typiquement imposer une authentification et une autorisation pour lire et écrire dans le registre. Ce registre associe plusieurs membres indépendants voire concurrents commerciaux mais avec un intérêt de sécurisation commun sur la filière, justifiant de mettre en commun des ressources techniques pour opérer le registre. Enfin et surtout, l’information gérée dans le registre représente des objets du monde physique donc extrinsèques au registre.

La validité de l’information est une propriété liée à la technologie elle-même : elle continue donc à être assurée. Mais qu’en est-il de sa véracité ? Il faut en fait différencier deux notions :

  • La véracité de l’origine : est-ce bien l’information fournie par X à la date D ?
  • La véracité du contenu : est-ce que l’information est « vraie » au sens commun ?

L’origine est garantie par les mécanismes de signature électronique qui s’appliquent aux transactions et aux blocs de transactions : seul le détenteur de la clé privée de chiffrement adéquate peut avoir fait une signature donnée, et cette signature dépend du contenu et de la date. Ce lien entre détention d’une clé privée et origine n’est pas propre aux blockchains et est reconnu juridiquement. Ainsi le registre blockchain continue d’assurer deux choses : la validité et la véracité de l’origine de l’information ; c’est la base de ce qui fait de blockchain un système extrêmement utile et puissant de partage d’information auditable.

En revanche en aucun cas la véracité du contenu n’est assurée : celle-ci est liée aux objets physiques considérés, à leur mesure donc à sa transcription en information (avec son lot d’erreurs, de bugs, de malveillances, etc), à leur évolution donc à la fréquence de leur mesure : bref, au lien physique-numérique. Finalement si l’on ne fait que transcrire un objet physique dans un registre numérique, fut-il un registre blockchain, on est dans un système ouvert. Comme tout système ouvert il est instable, c’est à dire que l’information capturée dans le registre va progressivement diverger de la réalité physique représentée : elle sera de plus en plus fausse. Elle restera valide, la véracité de son origine pourra être prouvée mais son contenu sera faux.

Une approche naïve consiste à ne vouloir enregistrer que des informations « vraies » dans le registre : si c’était possible, pourquoi les supply chains modernes auraient-elles toutes de tels dysfonctionnements, mesurés à travers l’essor du commerce illicite ? Une évaluation rapide des volumes induits par la traçabilité fine des flux industriels et commerciaux montre que l’échelle rend cette approche absurde. En fait seul un mécanisme de rétroaction peut permettre de stabiliser le « système ouvert » évoqué ci-dessus : l’identification et l’analyse des informations vraies comme fausses permet de détecter les phénomènes anormaux accidentels ou volontaires qui peuvent être des indices du commerce illicite  et d’agir en conséquence ; bref, d’adopter une démarche d’amélioration continue.

Conclusion

Organiser la traçabilité des flux de produits et de biens est sans doute un cas d’usage essentiel de la technologie blockchain, pour des raisons commerciales, réglementaires mais aussi sanitaireset de sécurité. L’ampleur et la croissance des phénomènes decommerce illicite illustrent l’importance de cette application. Néanmoins, une transposition depuis le cas d’usage des cryptomonnaies vers la traçabilité physique ne peut pas être trop littérale : il faut décortiquer les différents mécanismes de cette technologie pour l’insérer à propos dans une solution globale et pragmatique.

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L’ALCCI a rassemblé ici les principaux documents de référence relatif au commerce illicite. Certains sont des études publiées par des organisations internationales, d’autres sont des ouvrages académiques que le lecteur voudra bien se procurer par lui-même conformément à la réglementation relative aux droits d’auteur.

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